Marseille, jeudi 26 mars 2006
Janice Parker Y a-t-il un rapport entre votre travail et ce que vous avez pu voir sur les images ? Comment pouvez-vous relier votre travail à ce que vous avez vu ? Pourquoi les mouvements que vous voyez ont du sens pour vous, comptent ?
Martine Pisani La relation que je peux voir avec mon propre travail est liée à la présence des corps. Dans mes pièces, je me pose quelques questions comme : Qu'est-ce que peut un corps ? Qu'est-ce qu'il peut produire ? Que peut-on donner à voir d'un corps ordinaire ? Quel statut lui donner ? À quoi tient la présence humaine, quels en sont les fondamentaux ? Vos images pourraient bien être des réponses à ces questions.
Corps singuliers Le corps n'est pas une mécanique parfaite, on essaie avec ce qu'on peut. La danse commence avec ce que nous sommes. Commencer avec ce qui n'est pas peut occasionner une grande séparation avec ce qui est. Et pour bouger il est littéralement impossible d'aller là-bas avant d'être ici.
J’aime observer chez les gens les petites erreurs du corps, les petits accidents de parcours, les manifestations involontaires, les maladresses. J’aime sentir que quelque chose empêche, rend le corps instable, de guingois, pas tout à fait comme il faut.
Dans un certain sens, je travaille comme vous avec des danseurs et aussi des personnes qui n’ont pas une formation de danse. Ils s'enrichissent mutuellement. C’est une donnée constante depuis mes débuts. Moi-même, ayant commencé à danser à 22 ans, ne suis pas passée par une école, je n’ai fréquenté qu’une seule compagnie en tant qu’interprète. Je me suis formée sur le tas et j'ai appris à me débrouiller avec un corps non formaté.
Ceci explique pourquoi ce que je vois dans les films m'intéressent. Dans ma lettre précédente, j'ai essayé de décrire plus particulièrement les mouvements qui m'avaient frappé et pourquoi.
Naissance du mouvement Ce qui m’intéresse, c’est moins la maladresse que la fraîcheur et le plaisir qu’ont les non danseurs à bouger parce qu’ils sont dans la découverte, dans quelque chose de natif.
Il y a toujours un petit temps supplémentaire après un tour réussi qui lui donne une certaine saveur. Un petit temps où ils doivent se stabiliser pour repartir. Ils ont réussi et quelque chose qui n’était pas gagné d’avance crée de l'inattendu.
Il n’y a pas d’anticipation sur ce qu’ils exécutent. Ils ne projettent pas leur image à l’avance car ils ne la maitrisent pas complètement.
Ils font ce qu’ils ont à faire. Ils sont constamment dans le présent. Ils sont dans l’effort du présent parce qu’ils n’ont pas de référence ou la technique pour le faire. Ou plutôt, ils ont d’autres points d'appui, proches des expériences du quotidien. Ils ne sont pas dans un savoir faire.
Par exemple, lorsqu’ils regardent quelqu’un, ils n’ont pas les yeux perdus dans un ailleurs. Je trouve ça beau, enfantin.
Je vous ai déjà parlé du très mystérieux ailleurs de certains regards dans vos images mais ce ne sont pas des regards codifiés comme chez les danseurs. Nous rions souvent avec cette histoire de regard parce qu’un danseur peut voir sans regarder. Je préfère quand les gens se regardent vraiment, regardent la direction dans laquelle ils vont, tout en ayant la conscience qu’ils sont eux-mêmes regardés par le public. Ça crée une sorte de trouble. Dans vos images le trouble arrive différemment.
La question récurrente est : comment rester dans cette enfance du mouvement sans qu’elle paraisse artificielle ou fabriquée. C'est peut-être ce qui fait une différence avec les personnes que vous accompagnez parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement.
Ces non danseurs avec qui je travaille sont de plus en plus conscients, habiles au fil du temps. Et le travail consiste à chercher sans cesse la justesse dans le mouvement et le jeu.
Le ludique J'essaie de trouver des situations qui permettent cette fraîcheur. Je cultive un état d’esprit plutôt ludique et une distance vitale. Je dis souvent que nous sommes dans un espace de jeu. Mais nous avons des consignes et des règles très sérieuses parce que le jeu est sérieux... C’est le jeu qui nous permet de tenir ensemble. Ces règles nous permettent de tenir ensemble. J'ai cru voir que le jeu était aussi important pour vous. Même si les degrés de jeu et de distance sont différents dans votre travail. Pour nous la distance est nécessaire. Trouver la bonne distance entre les autres et soi.
Janice Parker Qu’est-ce que le mouvement, la performance, la chorégraphie dans les films t'apportent en tant que chorégraphe et artiste ? Est-ce qu’ils contribuent à ta vision ou ton processus de création ?
Martine Pisani Je pense qu'aujourd'hui toute personne qui prête la plus légère attention à son expérience se rend compte que c'est l'expérience de quelqu'un qui ne sait pas, qui ne peut pas. L'autre type d'artiste, l'Apollonien m'est absolument étranger. Samuel Beckett
Dans mon travail, on me renvoie souvent à la fragilité. Je pense que cette fragilité est la conséquence d’une présence qui ne veut pas être autoritaire. Et j'essaie de ne pas fermer le sens des situations. J'ai le désir de laisser l'imaginaire du spectateur faire le travail, ne pas être dans la démonstration.
Dans vos images, il y a un état d'ébauche, d'esquisse qui ouvre l'imaginaire. Vos images montrent la fragilité de l’être, la fragilité et l'humanité d'un corps non spécialiste. Un corps singulier.
Je suis intéressée par des corps vulnérables, qui peuvent échouer dans leurs tentatives. Exposer l’habileté d’un corps niant le vulnérable, l’éphémère, la mort ne m’intéresse pas.
Je vous envie l'état d'innocence qui se dégage de ce que vous montrez avec ces personnes. Quand je regarde les films, j'ai le sentiment que ce n'est pas possible autrement. C'est ainsi, tellement évident.
Je suis attirée par les gestes simples comme se lever, se baisser, porter, se déplacer, marcher, courir, regarder...
J'ai le sentiment que le corps dit beaucoup plus de son histoire à travers des gestes élémentaires, qu'à travers des gestes sophistiqués.
Des gestes que "tout le monde peut faire".
Janice Parker Qu’est-ce que tu développerais à partir de ce travail vu dans les films ? Comment procèderais-tu, qu’aimerais-tu faire ?
Martine Pisani Je ne peux répondre à cette question sans savoir comment vous travaillez avec ces personnes. C'est aussi parce que je ne les ai vus qu'à travers des images.
J'essaierais certainement de faire des mouvements basiques, élémentaires. En essayant des situations simples dans l'espace. En essayant de créer des rapports entre les personnes.
Je travaillerais peut-être sans musique. J'aimerais aussi entendre leur voix. Les entendre parler, chanter?
Je ne sais pas encore. D'abord, je les rencontrerais, observerais qui ils sont, comment ils sont, comment ils se débrouillent pour bouger et communiquer. |
||
contacts