Paris, jeudi 2 février 2006
Chère Janice,
J'ai regardé à nouveau l'ensemble des images et je suis une fois de plus très touchée. Je ne vais pas répondre directement à vos questions mais plutôt parler de ce que j'ai senti.
La première chose qui me frappe, c'est la simplicité des mouvements et également la manière très simple et très directe dont ils sont exécutés. J'aime que les mouvements soient élémentaires, épurés de tout affect, de toute psychologie, de tout symbolisme. C'est du mouvement pur, l'essence du mouvement. Et j'aime qu'ils soient faits sans aucun maniérisme. Ce qui peut me gêner chez un danseur professionnel, c'est le maniérisme.
Les mouvements sont faits pour ce qu'ils sont, pas plus : lever un bras, prendre la main de son voisin, bouger les doigts d'une main, prendre appui sur un mur, s'asseoir, marcher, courrir, sauter, tourner, aller d'un point à un autre … avec le bonheur d'un sourire qui souligne un mouvement réussi ou simplement accompli.
Je crois que ces personnes sont dans le présent parce qu'elles ont un effort à fournir pour faire ce qu'elles font avec une concentration extraordinaire. Elles ne semblent pas être préoccupées par leur image donc elles n'anticipent pas sur un résultat qui se voudrait idéal, sublimé. C'est là que je vois la beauté du mouvement, un mouvement qui ne se regarde pas lui-même, qui n'est pas narcissique, qui ne se juge pas.
Robert Bresson, un cinéaste français, dit : La vue seule du mouvement d'un cheval donne du bonheur et je rajoute que le cheval ne sait pas qu'il est beau.
Il dit aussi au sujet de ses acteurs qu'il appelle des "modèles" : "L'important n'est pas ce qu'ils me montrent mais ce qu'ils me cachent et surtout ce qu'ils ne soupçonnent pas qui est en eux."
Au début de la cassette un homme vient prendre appui avec ses mains sur un mur. Il se place à côté d'un danseur qui est dans la même position. Tous deux balancent la jambe gauche puis la jambe droite (on ne sait d'ailleurs pas qui imite qui). Puis une danseuse et une femme se mettent à coté des 2 hommes, dos au mur. L'homme les regarde. Ce regard m'intéresse parce qu'il n'est pas prévu, il n'est pas chorégraphié, il est la conséquence de ce qui arrive. La femme à côté de la danseuse bouge les doigts de sa main. Son regard navigue dans un "ici", celui des doigts et dans un "ailleurs". Il y a du mystère dans le regard qui est dans l'ailleurs mais on ne peut pas deviner où est cet ailleurs. C'est très précieux. Ce regard qui s'échappe des doigts nous ouvre sur un monde.
Les regards vers la caméra sont aussi très beaux car on y sent de la confiance et du contentement. Ces regards ne font pas semblant de ne pas voir. Ce sont des regards au présent, un présent qui m'échappe parce que je ne le comprends pas tout à fait. Ce présent m'attire autant qu'il m'échappe.
Je ne sais pas bien expliquer pourquoi le solo de cet homme qui porte le T-shirt 'ZERO' dans le musée et qui longe un mur en explorant les cavités me touche autant. J'imagine la même chose faite par un danseur et ça ne serait pas pareil, pourquoi ? Est-ce qu'un danseur le ferait aussi simplement, aussi directement ? avec autant d'innocence ? C'est vrai aussi pour les autres choses faites dans le musée, ou dans le parc, ou en public …
Il y a la simplicité, la concentration et on sent aussi que quelque chose ne peut pas ou ne veut pas aller. Quelque chose s'échappe du mouvement. Quelque chose n'est pas totalement ou "parfaitement" maîtrisé : une femme lève le coude moins haut que le danseur à côté d'elle mais son geste me paraît plus beau. Ce n'est pas l'amplitude ou la souplesse du mouvement qui compte, c'est quoi alors ? C'est peut-être que l'on sent qu'après le geste il y a encore un espace. Un petit morceau a été conquis mais il reste encore énormément de possible. On sent des possibles. C'est fait simplement avec une évidence naturelle.
Je vais arrêter pour aujourd'hui. J'attends votre retour. Amicalement,
Martine |
||
contacts