Chorégraphier la pensée, Claudia Galhos, Expresso 26.05.2005
Martine Pisani présente un chef d’œuvre de danse à Viseu.
Martine Pisani s’est formée à "l’intérieur du spectacle", dansant à partir de "ce qu’elle était" plutôt qu’à partir d’une maîtrise technique que de toute façon elle ne possédait pas. Cet apprentissage par la pratique, avec la conscience d’être sur scène devant un public, a contribué à définir son identité artistique actuelle. Dans ses chorégraphies, elle travaille souvent le rapport entre interprètes et spectateurs. sans, pièce qui a eu sa première en 2000, est une perle de la danse contemporaine qui travaille sur cette question. Elle a été présentée pour la première fois au Portugal en 2001, dans le cadre du festival Citemor (à Montemor-o-Velho). En 2002, elle est passée dans le festival Danças na Cidade à Lisbonne et en 2003 au Théâtre National San.Joao à Porto.
Elle revient cette semaine pour deux jours de présentation au Théâtre Viriato, à Viseu. Une pièce à ne pas rater. Il serait d’ailleurs temps que l’on présente d’autres chorégraphies de Pisani.
Trois interprètes extraordinaires (Theo Kooijman, Laurent Pichaud et Olivier Schram) remplissent l’espace de la scène parcourant des ébauches de personnages instables qui exposent la dimension de l’existence humaine. Il n’y a pas de musique, pas d’objets ni de travail de lumière. Seulement la suggestion poétique du comportement de chacun des trois, qui lance le spectateur dans un monde imaginaire. Ici, la chorégraphie, l’action et la construction scénique sont transférées du centre de l’espace spectaculaire vers l’esprit du public. Les interprètes, entre une innocence puérile et l’étrangeté déconcertante du ridicule, dans une totale exposition de vulnérabilité, activent la visualisation subjective de ce qu’ils suggèrent à travers leur comportement. Il y a une double dimension chorégraphique : celle qui se déroule sur scène (réduite à son essence avec maîtrise et humour poétique) et celle qui se déroule dans la pensée du spectateur. Celui-ci remplit l’espace blanc. Le silence. Le vide. Dans une désarmante et émouvante complicité avec ces trois personnages délicieux. "sans" est une pièce touchante en toutes ses dimensions : elle divertit, fait rire, fait penser, fait place à la construction d’utopies et permet tout autant un questionnement sur les dispositifs et les codes du spectacle.
Martine Pisani vit et travaille à Paris. En entretien avec Expresso, elle rappelle son entrée tardive dans la danse, déjà adulte, parce que son parcours passe par la gymnastique, par le sport qu’elle a pratiqué adolescente. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve à danser sur scène sans en avoir eu la formation. La compagnie s’appelait Dunes et lui donnait la liberté de pouvoir danser à partir de ce qu’elle était, jouant, précisément, sur le "manque de technique". C’est là-bas qu’elle grandit, "inventant des modes de se mouvoir et de communiquer ce qu’elle ressentait".
Le groupe Dunes travaillait avec des images, ce qu’elle trouvait intéressant, mas elle sentait qu’il lui manquait quelque chose dans le rapport avec le public. "Être à côté d’une image est très dur. Ce qui domine c’est l’image." C’est une expérience qui l’a marquée. "Le fait d'avoir travaillé avec des images m’a formée, m’a donné les moyens de développer par la suite ce qui m’intéressait véritablement dans le fait d’être en face de quelqu’un qui me regarde, ce qui consiste à montrer quelque chose qui ne se situe pas dans la virtuosité ni dans l’autorité. C’est quelque chose qui est proche de l’expérience de la naissance. Construire quelque chose avec sa propre histoire, son propre corps, un corps peut-être fragile ou peut-être fort, qui travaille principalement dans un espace de vulnérabilité, qui n’est pas parfait."
Martine Pisani défend l’absence d’autres artifices théâtraux qui ne soient pas les l’interprètes. Dans la composition chorégraphique, comme c’est aussi le cas dans Bande à part (2004), elle cherche à construire un espace de rencontre entre le public et les interprètes, qui ne s’épuise pas dans le lieu physique. Elle évite toujours le recours au geste démonstratif. "Pour moi c’est important de jouer avec les codes théâtraux, mais j’évite de démontrer quoi que ce soit. Je pense que je suis plus proche de la poésie que du concept, même si la forme est très importante. Je sais très bien ce que je ne veux pas voir. Je n’aime pas utiliser des effets spectaculaires, m’appuyer sur une ambiance dramatique. Et j’ai une conception de l’espace qui est récurrente, qui est frontale, très simple, le plus simple et direct possible, mais qui ne se limite pas à ce qui est exposé devant nos yeux. On y trouve la mise en scène dans l’espace, les codes, le refus de jouer sur la séduction." Son travail est comparé à celui de cinéastes tels que Buster Keaton ou Jaques Tati, plutôt que rapporté à des références chorégraphiques. La créatrice évoque Robert Bresson, la façon dont il construit un rapport effectif entre l’oreille et le regard du spectateur.
Récemment, Martine Pisani a expérimenté la logique de la construction dans le contexte des arts plastiques au musée Serralves, avec l’artiste portugais André Guedes. Ensemble ils ont réalisé le projet Uma Peça Preparada (Une Pièce Préparée), présenté en deux phases. Le défi est parti de l’artiste plasticien, après avoir vu sans. Dans un premier temps, il y avait une salle du musée qui était fermée à clé. Pour en avoir l' accès, le visiteur était obligé de se diriger au vestiaire pour demander la clé. Dans la salle, l’espace était construit comme un jeu qui se déroulait entre le visiteur, un gardien, le matériau exposé au regard, et le comportement, ainsi que le rapport du visiteur à ce contexte-là et au gardien. Dans cette première phase, on recueillait le matériau nécessaire à la deuxième, qui se jouait entre fiction et réalité. Entre la fiction des notes prises par les gardiens sur ce qui s’était passé dans le premier temps, et la construction fantaisiste d’un interprète qui inventait à son tour ce qui s’était passé. A nouveau Martine Pisani se questionne sur le rapport de cette rencontre – dans ce cas-ci le spectateur est remplacé par le visiteur – entre les deux parties impliquées, une rencontre qui est activé par une construction artistique. Mais le contexte est ici complètement différent de celui de ses chorégraphies. C’était cependant cette différence même qui l’a particulièrement intéressé. Néanmoins, la logique inhérente à l’espace d’exposition, notamment les implications concernant les temps de travail avec les personnes/interprètes impliquées, lui a fait sentir qu’elle n’est pas allée aussi loin qu’elle l’aurait aimé. Mais le projet peut encore se développer. Pour l’instant elle présente à Viseu un spectacle qui est une invitation à la construction d’une utopie. Elle propose un rêve sur la distance nécessaire entre deux individus, dans le but d’y installer l’espace idéal pour que la rencontre entre eux se passe dans une poétique des sens, dans le terrain de ce désarmant partage de l’expérience de l’imagination. Entre le rire, l’incertitude et la réflexion.
Traduit du portugais par Paula Caspão
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