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Ces états – ces affects aussi – pris en tant que tels, assemblés, répétés, créent des situations et sans doute quelque chose qui serait de l’ordre d’un comique de situation. De la même façon que le cinéma burlesque a pour acmé le gag, la danse converge vers l’inattendu où de minuscules coups de théâtre que le public se met à espérer. Le spectateur est dans l’attente d’une convergence. Bien sûr, la chorégraphe se réserve le plaisir de le surprendre dans cette attente qu’elle a su faire naître. Aussi, la question principale posée par le spectateur serait : "comment vont-ils s’en tirer ? c’est à dire, comment cette suite d’esquisses va trouver sa place, pour un instant au moins ?" Cette danse emprunte au théâtre un de ces ressorts, l’intérêt dramatique, mais mis au service de "causes" qui paraîtraient dérisoires. C’est un suspens élémentaire qui ne nous projette pas au-delà de la scène et du présent : "et maintenant qu’allons-nous faire puisque nous nous sommes égarés sur cette scène ? quelle attitude allons-nous adopter ?" Nous retrouvons là un des préalables du théâtre de Beckett qui doit tant au burlesque et joue si bien avec l’attente d’un spectateur consentant à renoncer à un sens extrinsèque.
Dans leur construction, les pièces chorégraphiques s’appuient sur des paris contrastés : là où nous sommes est un montage de séquences qui résonnent entre elles, tandis que l’air d’aller joue sur la transition et le déroulement. La chorégraphe note : "J’entends par forme la manière de mettre en relation tous les éléments qui vont naître au fil du travail". Slow down , pour six danseurs, est sans doute la pièce où les choix préalables – où la structure – sont les plus présents. Il nous semble que, dans ses œuvres précédentes, Martine Pisani s’est surtout attachée à la matière du mouvement. Aujourd’hui, cet acquis est mis en arrière au profit de la construction d’ensemble où sont développés plusieurs problèmes : celui du hors champ, par exemple. Le pari principal réside dans le fait que tous les danseurs sont sur scène, qu’aucun ne sort ni ne s’absente, sinon derrière un panneau mobile, occultation fragile laissant transpirer des présences et faisant office de transition ou d’ "ardoise magique". Sur six danseurs, seulement cinq apparaissent, à l’instar de ce jardin zen nommé Ryoan-Ji où sur sept pierres, six seulement sont visibles de n’importe quel point de vue. Les différentes "scènes" : bruiter le mouvement d’un comparse, imiter un danseur invisible, mémoriser un texte philosophique à propos de la mémoire, renvoient, non pas au caché, mais à ce qui semble s’absenter et dont la présence se manifeste d’une façon indirecte. Il y a tout autour des danseurs une coulisse ou un hors champ global qui influe sans cesse sur leurs actes. De la même façon qu’un peintre ou un photographe travaillerait sur la limite d’un cadre, faisant du mur où il s’appuie un élément dynamique, Martine Pisani rend tangible un espace : la rampe invisible qui sépare la scène du monde. Elle en fait un lieu de passage et d’échanges.
Puisque cette danse tourne autour du désir de rendre présent, d’incarner un « hic et nunc » intemporel et provisoire, pourquoi ne pas pousser encore plus loin et se demander, par une sorte de glissement, ce qu’on entend par présence ? Est-ce l’émanation d’une prétendue " intériorité" ? La présence explorée dans Slow down n’est pas le fait d’une personnalité (comme on dit d’un acteur qu’il a de la présence). Abordée de façon plus large, elle est manifestée par ses contraires : l’absence, la disparition. On se souvient des rideaux qui bougent dans Bajazet. Une présence, c’est un corps plus une trace, un sillage. Que se passe-t-il quand on les dissocie et qu’on permet à ces deux éléments, l’un visible et l’autre invisible, de jouer leur partition d’une façon indépendante ? La rhétorique du montré-caché – chose délectable que la rhétorique ! – est le moyen permettant de rendre sensible une présence, non pas démystifiée, mais explorée par les moyens de la poésie, de l’humour et du jeu.