contacts
Le temps qui suit son petit bonhomme de chemin, Lena Schneider, Potsdamer Neueste Nachrichtende
25.05.2009
L'horizon chancèle. Au début, une corde se tend sur la scène, à peine un instant, le temps de distinguer un fil à linge - ou la silhouette d’un toit ? - et le fil se relâche. La corde s'affaisse, telle une tente à laquelle on a retiré son armature, et sera enroulée, nouée, démêlée par l’artiste et performeur Theo Kooijman jusqu’à la fin, sans jamais retrouver sa forme initiale. C’est Kaïros, celui qui tire les ficelles ou plutôt le fil de ce programme : le dieu de l’occasion propice. Concentré, presque stoïque, il tend la corde sur la scène dans différentes directions, y accroche de temps à autre un balais, une poutre, s’en sert de porte, de fenêtre, ou de piège pour les danseurs bondissant dans ces entrelacs. Rien ne le perturbe.
Profit and Loss est le titre de cette perle de la danse contemporaine. Il y est question du temps, dont on peut reconnaitre le principe dans l'activité infatigable de ce Kairos. Il suit son petit bonhomme de chemin, peut ralentir et piétiner, mais possède en fin de compte un pouvoir essentiel : celui de changer les choses et les hommes. Tout comme la corde transforme l'espace de la scène.
Les six danseurs, Hermann Heisig, Eduard Mont de Palol, Elise Olhandéguy, Denis Robert, Lola Rubio et Litó Walkey, trébuchent et titubent entre les constructions et leur maitre d’œuvre, deux mondes qui se côtoient sans se rencontrer, quasiment jusqu'à la fin. Dans un sérieux solennel, les danseurs semblent accomplir des rituels dont les principes échappent aux spectateurs. Ils se tirent par les pieds à tour de rôle, se jettent sur le sol puis se relèvent et s'observent entre temps comme s'ils venaient eux-mêmes d'oublier pourquoi ils se donnent tant de mal. Il n'est pas nécessaire de savoir que c'est autour du dieu de l'opportunité qu'ils oscillent pour trouver leurs mouvements aléatoires clownesques voire tragicomiques. C'est Gaëtan Bulourde qui s'occupe du rythme : il lance le cliquetis d'un plateau métallique dans le silence, joue d'un lacet tendu comme d'une contrebasse et fait sonner un tuyau d'arrosage transparent comme un cor de chasse. Un poète du son (apparemment) aléatoire. Profit and Loss est la première création commune de la chorégraphe parisienne Martine Pisani et de son confrère berlinois Martin Nachbar, dans le cadre d'une résidence d’artiste à la Fabrik Potsdam. Martine Pisani n'est pas une inconnue à Potsdam, elle était déjà Artist in Residence au printemps 2007. Elle avait alors inauguré la série Neue Triebe avec sa pièce Hors Sujet ou le bel ici - une création jouant sur le rythme des différentes langues, une fête de l’hic et nunc désopilante et non moins subtile. C’est aussi autour de l’instant présent que Martine Pisani et Martin Nachbar improvisent dans Profit and Loss, mais de façon rétrospective : du point de vue de “ ce qui vient de se produire ”. Dans une des scènes, les danseurs font des allers-retours entre le devant de la scène et une porte à battant dans le fond, ils regardent attentivement les spectateurs, semblent tendre l'oreille vers un bruit, puis repartent - mais peu importe leur but, ils ont toujours un train de retard.
Un autre grand moment : quand Hermann Heisig, qui se démarque des autres danseurs par une souplesse vacillante singulière, claque des doigts dans le silence, tend l'oreille, fait quelques pas, puis claque des doigts dans une autre direction. Puis recommence. Les autres regardent en l'air à l'endroit où le son s'est produit, fascinés. Pourtant il n'y a plus rien, l'air est vide, le moment passé. On ne peut capter l'instant, ou en "profiter", qu'une fois qu'il est passé, sinon perdu. La frontière est mince entre le profit et la perte (Profit and Loss). Ce qui à l'instant formait un toit peut redevenir un simple lacet dans la seconde qui suit. Entre les deux, exactement, juste un claquement de doigts.
Article traduit de l'allemand par Suzanne Viot